50 ans après l’assassinat de Bob Kennedy, son meurtrier, Sirhan Sirhan, croupit toujours en prison. Aucune des très nombreuses théories du complot qui sont apparues depuis lors n’a jamais été corroborée.
Los Angeles, 5 juin 1968. Depuis trois mois, Robert Francis Kennedy, frère du Président assassiné, ancien Ministre de la Justice devenu entre-temps sénateur de New York, et père de onze enfants (dont un à naître), mène campagne dans les primaires du Parti démocrate pour être nommé candidat aux élections présidentielles de 1968. L’homme incarne les espoirs des laissés-pour-compte du rêve américain : les minorités, les classes laborieuses, les pauvres, qui souvent se confondent. Peu après minuit, « Bobby » annonce triomphalement à la foule de ses partisans, réunie dans la salle de bal de l’Hôtel Ambassador, qu’il vient de remporter les primaires de Californie. Succès majeur, qui lui pave la voie vers sa désignation par le Parti démocrate pour briguer le fauteuil présidentiel. Le candidat républicain Richard Nixon, apprenant la nouvelle, déclare à son entourage : « On dirait bien que nous sommes partis pour affronter Bobby ».
Il n’en sera rien. Quelques minutes plus tard, alors que Robert Kennedy, quittant l’estrade, se dirige vers les cuisines de l’hôtel pour saluer le personnel, un jeune Palestinien de vingt-quatre ans, Sirhan Bishara Sirhan, vide sur lui le chargeur de son révolver de calibre .22, l’abattant de trois balles, non sans le traiter de « fils de pute ». Cinq autres personnes sont blessées lors de la fusillade. Avant de perdre connaissance, le candidat démocrate balbutie une question, la dernière de sa vie : « Est-ce que tout le monde va bien ? »
Il décèdera à l’hôpital le 6 juin 1968. Le journal Daily Mirror se fait l’écho du traumatisme général par ce titre choc : « God ! Not again ! » Le célèbre groupe de rock Rolling Stones modifie un couplet de son nouveau titre, qu’il vient à peine d’enregistrer : « Who killed Kennedy ? » devient « Who killed the Kennedys ? » Cinq mois plus tard, Richard Nixon est élu Président des Etats-Unis.
Rumeurs pléthoriques…
L’assassin est arrêté aussitôt son forfait commis. Une équipe inter-agences, la « Special Unit Senator », composée de membres du Ministère de la Justice, du bureau du Procureur de Los Angeles, de la police de Los Angeles (LAPD), du comté de Los Angeles, du FBI, et du Secret Service (chargé de la protection des présidents américains), dirige les investigations, avec la ferme intention d’échapper au naufrage médiatique de la précédente Commission Warren. En pratique, elle s’appuie essentiellement sur le travail du LAPD, lequel établit bien vite que Sirhan Sirhan a agi seul, et qu’aucune conspiration n’est intervenue. Des indicateurs du FBI ont beau rapporter que l’une des Némésis de Robert Kennedy, le très corrompu patron du syndicat des camionneurs James R. Hoffa, se serait vanté d’avoir mis sa tête à prix, ils ne sont pas pris au sérieux – il est vrai que l’intéressé croupit alors en prison, et que rien, depuis, n’est jamais venu corroborer ces allégations.
Lors du procès de Sirhan, qui se tient en 1969, ses avocats, plutôt que de critiquer le dossier à charge, préfèrent insister sur ses défaillances psychologiques, produit d’une enfance malheureuse. Il en faut davantage pour convaincre le jury, qui reconnaît Sirhan coupable et le condamne à la peine de mort, condamnation ultérieurement commuée en réclusion criminelle à perpétuité. A ce jour, Sirhan Sirhan, 74 ans, purge toujours sa peine.
Pourtant, le détenu a trouvé d’autres défenseurs. Il est vrai que le dossier de l’accusation apparaît singulièrement plus faible que ne l’ont perçu les avocats de Sirhan. Plusieurs témoins soutiennent que l’assassin a fait feu sur Robert Kennedy à plusieurs dizaines de centimètres de ce dernier, mais l’autopsie a révélé que la balle fatale avait été tirée à quelques centimètres à peine, pratiquement à bout portant. Encore plus surprenant, il ressort de cet examen médico-légal que ladite balle a frappé l’arrière du crâne de Kennedy, alors que ce dernier faisait face à Sirhan. De surcroît, Sirhan a tiré toutes ses balles, huit au total, lesquelles ont touché Kennedy et cinq autres personnes : or, d’autres impacts de balles auraient été retrouvés par le LAPD dans les montants d’une double-porte des cuisines, ainsi que sur le plafond ! Une affirmation confirmée par un rapport du FBI rendu public en 1976… Et une très sérieuse expertise judiciaire, en 1975, s’est refusée à admettre que trois balles prélevées sur les victimes aient été effectivement tirées avec l’arme de Sirhan, ce qui contredit frontalement la version du LAPD.
Mais il y a plus. Des témoins allèguent avoir entendu une jeune femme (décrite comme jolie et portant une robe à pois) exulter, après l’attentat et à proximité des lieux du crime : « Nous avons descendu Kennedy ! » Et Sirhan ? Ne semblait-il pas halluciné, comme sous hypnose ? D’ailleurs, divers témoins prétendent qu’il accompagnait la jeune femme en robe à pois au cours de cette soirée électorale, voire les jours précédents… Un garde du corps privé de Robert Kennedy, Thane Eugene Cesar, est cloué au pilori : de son propre aveu, l’homme, qui se trouvait à proximité du candidat démocrate, nourrissait des sympathies d’extrême droite, et, lors des coups de feu, a dégainé son révolver. Sans parler des incohérences qui minent sa version des faits. N’aurait-il pas été le second tireur ?
L’attitude du LAPD n’aide pas à y voir clair. Aux critiques, il répond par une obstruction systématique, ne publiant les éléments du dossier qu’à la suite de procédures acharnées conduites par des citoyens quelque peu sceptiques. Par routine, maints éléments du dossier (jugés peu concluants par les policiers) ont été détruits, notamment les fameux montants de la double-porte, ainsi que 2410 des 2700 photographies prises dans la nuit du 4 au 5 juin 1968 et dans le cadre de l’enquête. Et l’interrogatoire des témoins a ébahi les critiques : ainsi en a-t-il été de Sandra Serrano, qui avait incriminé la jeune femme en robe à pois, et qui s’est trouvée littéralement intimidée par un officier de police lors de son passage au détecteur de mensonges…
Reste à déterminer les commanditaires du complot. Sont cités pêle-mêle les suspects habituels : la CIA, le FBI, la Mafia, le Président Johnson. S’y ajoutent parfois, de surprenante manière, les services de renseignements iraniens, sans qu’on en comprenne clairement leurs mobiles !
… mais assassin unique
Que la « version officielle » ait pu être battue en brèche, voilà qui ne saurait surprendre. Pourtant, un journaliste d’investigation spécialisé dans l’étude du crime organisé, Dan Moldea, va rouvrir le dossier dans les années 1980. Son enquête, s’appuyant sur des documents déclassifiés et un nombre ahurissant d’interviews, va lui permettre de classer l’affaire – littéralement. D’autres enquêteurs, tels que l’historien Mel Ayton, parviendront aux mêmes conclusions que Moldea : Sirhan Sirhan a bel et bien tué Kennedy, et sans l’aide de personne.
De leurs investigations, il ressort que le LAPD a surtout péché par routine et vanité, plutôt que par adhésion à une conspiration. Qu’on en juge : la destruction des montants de double-porte et des éléments du plafond est intervenue parce que, précisément, aucun impact de balle n’y avait été découvert, si bien que le LAPD a jugé sans intérêt de conserver ces pièces à conviction ; du reste, les allégations selon lesquelles des orifices balistiques y auraient été décelés émanaient de policiers et d’agents sans aucune expérience en la matière ; de surcroît, l’interrogatoire intimidant des témoins faisait – et fait encore, visiblement – partie des « mœurs policières ». Quant à l’arme de Sirhan, elle a été endommagée par des policiers du LAPD l’ayant un peu trop sollicitée pour effectuer leurs propres tests, ce qui explique pourquoi l’expertise judiciaire de 1975 n’a pu y relier certaines des balles extraites du corps des victimes !
Pour discutable qu’ait été le comportement du LAPD, sa version des faits reste encore la plus solide. Kennedy a été tué d’une balle tirée à l’arrière du crâne, à bout quasi-portant ? Certes, mais dans la confusion des coups de feu, le candidat avait tourné la tête, et la cohue de la foule l’avait rapproché de l’assassin, lequel avait d’ailleurs allongé le bras pour se servir de son révolver. Sirhan Sirhan lui-même, interrogé sur le point de savoir pourquoi il n’avait pas tiré sur Kennedy « entre les deux yeux », s’en est expliqué : « Parce que ce fils de pute a tourné la tête à la dernière seconde. »
D’ailleurs, aucun témoin sérieux n’a aperçu de second tireur. Les expertises acoustiques, réalisées à partir d’enregistrements audio de la fusillade, se contredisent, mais les plus rigoureuses établissent qu’il n’a pas été tiré plus de huit coups de feu. De même, un examen critique des suspicions pesant sur Thane Eugene Cesar établit qu’elles ne sauraient conduire à un verdict de culpabilité : son casier judiciaire était vierge, il n’a été désigné à la sécurité de Robert Kennedy qu’à la dernière minute, il s’est lui-même rapproché des enquêteurs pour être interrogé, n’a jamais dissimulé ses opinions politiques, et a passé avec succès l’épreuve du détecteur de mensonges – bref, le profil de l’intéressé répond mal à celui d’un conspirateur. Du reste, Cesar possédait effectivement un révolver de calibre .22, comme Sirhan, mais lors de l’attentat, il portait sur lui un calibre .38.
Quant à sa « complice », la jeune femme en robe à pois, il n’est pas impossible qu’il se soit agi d’une étudiante faisant partie de l’équipe de campagne de « RFK », Valerie Schulte, qui a d’ailleurs assisté au meurtre. A défaut, il n’est pas davantage exclu qu’il se soit agi d’une militante anti-Kennedy. A moins que les témoins l’incriminant aient été victimes d’une confusion ? Tendraient à l’indiquer d’autres témoignages selon lesquels la jeune femme en robe à pois aurait crié : « On a tiré sur Kennedy » (« They’ve shot Kennedy »), et non « Nous avons descendu Kennedy » (« We shot Kennedy ! »). En toute hypothèse, on voit mal une conspiratrice, si jeune soit-elle, se vanter publiquement de la réussite dudit « complot »…
Les critiques de la « version officielle » font bon marché de Sirhan Sirhan lui-même. Les théories selon lesquelles il aurait été hypnotisé pour tuer Kennedy relèvent de la science-fiction, jamais un tel procédé n’ayant obtenu de pareils résultats. La vérité de son geste homicide réside dans l’intimité de sa vision du monde. Rejeton de réfugiés palestiniens, abandonné par son père, l’assassin était psychologiquement instable, solitaire, affamé de célébrité, et rongé par la haine des Juifs et d’Israël. Ses mobiles restent obscurs. Ses carnets rédigés avant l’attentat, noircis de phrases telles que « RFK must die », révèlent des obsessions meurtrières envers le candidat démocrate. Derrière cette personnalité confuse, il n’est pas difficile de lire un désir d’entrer dans l’Histoire, en s’attaquant à une personnalité politique qu’il percevait comme un suppôt d’Israël. Sirhan Sirhan s’en est même vanté : « J’ai réussi en un jour ce qui a nécessité toute une vie pour Robert Kennedy ».
Dont acte. S’il est vain de réécrire l’Histoire, et s’il est vrai que la victoire électorale de Nixon doit beaucoup à un regain conservateur de l’opinion publique américaine, l’on est pris de vertige en songeant à la portée de ce meurtre : Robert Kennedy élu président en 1968, à quoi ressemblerait notre monde aujourd’hui ?
Bibliographie indicative
- Mel Ayton, The forgotten terrorist. Sirhan Sirhan and the assassination of Robert F. Kennedy, Dulles, Potomac Book, 2007.
- Robert Blair Kaiser, « R.F.K. must die ! » Chasing the mystery of the Robert Kennedy assassination, Woodstock (NY), Overlook Press, 2008.
- Dan Moldea, The killing of Robert F. Kennedy. An investigation of motive, means and opportunity, New York, Morton, 1995.
- RFK Assassination Documents (Mary Ferrell Foundation)
L’auteur : Nicolas Bernard est l’auteur de La Guerre germano-soviétique. 1941-1945 (éd. Tallandier, 2013, préface de François Kersaudy). Il co-anime avec Gilles Karmasyn le site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org).