Le cinquantième anniversaire des événements de Mai 68 est l’occasion de s’arrêter sur les représentations parfois complotistes qui animaient les protagonistes de l’époque quant aux origines de la crise. Une lecture simplificatrice, selon l’historien François Audigier, qui permettait à la fois de se rassurer et d’exonérer à bon compte de ses responsabilités un pouvoir qui n’avait rien vu venir.
Conspiracy Watch : François Audigier, vous êtes historien à l’Université de Nancy 2 et spécialiste du gaullisme. Dans votre communication au colloque « Subversion, anti-subversion et contre-subversion » (1), vous rappelez qu’en Mai 68, beaucoup de responsables gaullistes firent assez rapidement une lecture complotiste de l’agitation étudiante. Votre collègue, Sébastien Laurent, rapporte (2) que le prédécesseur de Christian Fouchet au ministère de l’Intérieur, Roger Frey, a évoqué un « complot international » venant en partie d’Allemagne tandis que son successeur, Raymond Marcellin, mettait l’accent sur la part des interventions étrangères dans la subversion d’extrême gauche. De même, le conseiller du général de Gaulle, Jacques Foccart, était persuadé que « le détonateur [était] venu d’une organisation internationale »…
François Audigier : Oui, très tôt en mai 1968, le thème de la « subversion marxiste », jusqu’alors absent du discours gaulliste (l’extrême gauche ne semblait pas dans les années et mois précédents menaçante au point de déstabiliser l’Etat) apparut chez les élus et responsables de l’Union des Démocrates pour la Vème République (UD.Vème), comme au sein du gouvernement. Le 6 novembre 1968, le ministre de l’Intérieur Christian Fouchet confia à Michel Debré sa conviction que les étudiants étaient « infiltrés par des spécialistes éduqués à l’étranger, notamment à Cuba », le ministre de l’Economie et des Finances étant lui-même persuadé qu’il y avait « derrière ces agitations une manipulation politique, c’est-à-dire une volonté de certains groupes ou groupuscule d’affaiblir le gouvernement et l’Etat » (3). Le 8 mai, le ministre de l’Education, Alain Peyrefitte parla au Parlement « de scènes de violence souvent provoquées ou exploitées par des spécialistes de l’agitation et par des éléments étrangers ». Intervenant à son tour à l’Assemblée le 15 mai, le Premier ministre Georges Pompidou laissa clairement entendre que la contestation violente du Quartier Latin n’était pas spontanée mais impulsée, encadrée et relancée par des agitateurs organisés relevant de mouvements d’extrême gauche soutenus par l’étranger :
« Il y avait encore et ceci est plus grave, des individus déterminés, munis de moyens financiers importants, d’un matériel adapté aux combats de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale et dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle vise non seulement à créer la subversion dans les pays occidentaux mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême-Orient. Nous aurons à nous préoccuper de cette organisation pour veiller à ce qu’elle ne puisse nuire à la Nation et à la République » (4).
Le discours sur la « subversion marxiste » s’est progressivement imposé chez les gaullistes, notamment après le relais de la protestation étudiante sur le terrain social par un vaste mouvement de grèves.
CW : D’ailleurs, le Général de Gaulle en personne va valider cette lecture des événements, confiant à Jacques Foccart qu’il voyait derrière les troubles la main de l’Allemagne et de la Chine (5)…
F. A. : Oui, dans son discours du 30 mai, de Gaulle évoque « les groupes organisés de longue main par un parti qui est une entreprise totalitaire » et parle d’une France « menacée de dictature » par « le communisme totalitaire ». Or, le Parti communiste, dépassé par la contestation et doublé sur sa gauche, chercha plus à contenir la crise qu’à l’entretenir, jusqu’à devenir le partenaire de facto du pouvoir à Grenelle (6).
CW : Est-ce que cette lecture conspirationniste des événements faisait l’unanimité parmi les gaullistes ?
F. A. : Non. Des gaullistes progressistes, comme Edgar Pisani, en rupture de ban, invitèrent les parlementaires UD Vème à abandonner cette grille d’analyse simpliste pour envisager d’autres facteurs explicatifs (université autoritaire, société bloquée, morale rigide, malaise générationnel, etc.) et exiger des réformes de fond. Des responsables policiers placés en première ligne contre l’émeute comme Maurice Grimaud réfutèrent aussi cette thèse du complot marxiste soutenu de l’étranger en en montrant les limites. Dans son livre, En mai, fais ce qu’il te plaît, le préfet Grimaud écrit ainsi :
« L’idée d’un complot international, d’accointances clandestines entre les meneurs parisiens et une ou plusieurs centrales de subversion à Cuba, à Berlin, à Prague, à Pékin ou à Moscou, revient régulièrement dans les pensées et dans les déclarations des dirigeants français. Je relève dans mes notes une conversation téléphonique avec Jean-Pierre Dannaud, directeur du cabinet de Christian Fouchet, un peu plus tard, puisque c’est le 11 mai au matin, au lendemain donc de la première nuit des barricades. Il me demande si nous pensons pouvoir trouver quelques preuves d’une interférence étrangère dans ces émeutes : d’où proviennent les fonds ? Où ont-ils appris ces techniques de guérilla ? Je lui réponds qu’à part deux caisses trouvées sur une barricade de produits inflammables d’origine allemande mais que l’on peut se procurer dans plus d’un laboratoire français, je ne décèle guère d’indices d’une « main de l’étranger » dans cette affaire » (7).
CW : Quelle fonction ce discours complotiste remplissait-il ?
F. A. : Il permettait d’identifier de manière rassurante la menace. On la ramenait à un phénomène connu (le complot) et à un acteur visible (le Parti communiste, accessoirement les organisations gauchistes). Alors que le pouvoir n’avait pas compris Mai 68, mouvement de contestation violent mais sans réel leader ni formation organisatrice unique, sans mot d’ordre cohérent ni revendication claire, il se retrouvait là en terrain de connaissance face à un adversaire « homologué » et pouvant dès lors être combattu. Le discours gaulliste sur la subversion, comme tout discours de ce type, permettait de donner un nom, un visage et donc du sens à la menace. Il offrait une lecture simplificatrice mais rassurante d’une crise qu’on ne lisait pas bien et face à laquelle on était resté impuissant. Ce même discours permettait également « d’exonérer » le pouvoir. Reconnaître que des étudiants armés de pavés avaient failli faire chuter le régime du Général n’était pas très flatteur… Avouer qu’on n’avait rien vu venir et surtout qu’on n’avait pas réagi efficacement sinon en organisant dans l’urgence et l’amateurisme la contre-manifestation des Champs-Elysées (8), était encore plus délicat. Dans cette perspective, le discours sur la subversion permettait de dédouaner en partie le pouvoir en révélant l’ampleur d’une menace souterraine : des professionnels de l’émeute sapaient les institutions, la société, l’économie, le monde libre et ces agitateurs étaient eux-mêmes soutenus et manipulés par les pays communistes étrangers (Chine, Cuba, Yougoslavie, URSS, Allemagne de l’Est…).
Cette lecture complotiste était si confortable que certains gaullistes mentionnèrent d’autres subversions possibles en Mai 68, évoquant l’implication du Mossad (Israël se serait vengé du soutien français aux pays arabes après la Guerre des Six Jours) ou de la CIA (les Etats-Unis affaiblissant un régime gaulliste qui avait sorti la France de l’OTAN et critiquait l’escalade militaire au Vietnam…). S’efforçant de comprendre les origines de la contestation, Michel Debré notait : « Sur cette ébullition a coulé l’argent de l’étranger, notamment chinois, destiné avant tout à faire pièce aux mouvements soutenus par les Russes. Il y avait aussi les constantes intrigues israéliennes habilement montées dans le but d’affaiblir le Général condamné depuis la conférence de presse où il avait pris parti contre la politique d’Israël » (9).
CW : Ce discours sur la subversion marxiste a-t-il continué à jouer un rôle par la suite ?
F. A. : Oui. Durant la campagne des législatives en juin 1968, il fut repris par les gaullistes au gré des meetings, communiqués de presse et interventions dans les médias. Faisant écho à la reprise réelle ici et là de l’agitation, il permit d’entretenir un bruit de fond alarmiste à même de susciter chez l’électorat traumatisé par les barricades un puissant réflexe légitimiste. Le « Manifeste-Programme des candidats d’union pour la défense de la république » (programme officiel des candidats UDR) rappelait ainsi « qu’au moment où menaçait la subversion, c’est autour du Président de la République, que s’étaient regroupés tous les citoyens désireux de défendre la légalité et de sauver la liberté » avant d’affirmer que les candidats UDR se présentaient « pour faire définitivement échec à l’entreprise des tenants de la dictature totalitaire et des fauteurs de désordre et d’anarchie » (10). Le 18 juin, Georges Pompidou fit « appel à tous ceux qui ne veulent pas du communisme totalitaire » et dans son éditorial du 22 juin, le journaliste de La Nation, Jacques de Montalais, rappela que la patrie était « en danger ».
CW : Est-ce à dire que l’agitation étudiante ne revêtait donc aucun aspect subversif, ne serait-ce que par les débordements de violence auxquels on a pu assister ?
F. A. : Il ne s’agit pas de nier ou de minimiser l’agitation violente de l’extrême gauche qui se poursuivit dans les années suivantes en se radicalisant sans atteindre les formes terroristes allemandes et italiennes (11). Cette agitation pourrait à la rigueur être qualifiée de « subversive » dans la mesure où beaucoup de contestataires entendaient renverser un certain type d’organisation politique, socio-économique, politique et culturelle conformément à des modèles théorique d’insurrection et que certains (OCI lambertiste notamment), conformément à des consignes clandestines, avaient entrepris d’infiltrer les rouages des partis réformistes comme ceux de l’appareil d’Etat. Au sens également où certains groupuscules (comme les maos de l’UJCml) étaient plus ou moins en contact avec l’étranger… Mais l’historiographie de Mai a depuis longtemps évacué cette lecture réductrice et souvent partisane qui expliquait la révolte par l’action souterraine d’agitateurs professionnels (12).
En réalité, le discours gaulliste de mai-juin 1968 sur la subversion marxiste, discours qui allait s’amplifier dans les milieux du gaullisme d’ordre durant les années Marcellin (13), relevait globalement du discours complotiste classique étudié en psychologie sociale et en histoire politique (14). Comme l’ont montré les spécialistes anglo-saxons (15), la croyance dans le complot suppose qu’une menace globale mais cachée pèse sur une nation, une culture et un mode de vie. On prête à cet adversaire, qu’il convient d’imiter pour le défaire, des pouvoirs extraordinaires. Avançant quelques faits secondaires avérés mais assemblés selon une logique spécieuse, le dénonciateur de complot paraît d’autant plus crédible qu’il est partiellement ancré dans le réel. Luttant à la fois contre les manoeuvres de l’ennemi et contre l’ignorance et l’incrédulité des siens, il met en garde dans une vision binaire du monde contre la contamination insidieuse d’un adversaire déjà infiltré. Dans un article intitulé « Psychologie de la théorie du complot », le controversé Alain de Benoist montrait que le ressort principal du succès des lectures conspirationnistes tenait à l’extraordinaire simplification qu’elles proposaient. « La modernité, qui se caractérise avant tout par une complexité de plus en plus grande des faits sociaux constitue pour elle un terrain privilégié. Plus l’état du monde est complexe, plus la simplification radicale qu’apporte la théorie paraît salvatrice (…) Elle permet de faire une remarquable économie d’efforts. A quoi bon se livrer à une multitude d’enquêtes historiques, psychologiques, sociologiques, pour tenter d’élucider le sens des événements et la nature du social quand la théorie du complot permet de s’en tenir à une cause unique ? » (16). Le discours de certains gaullistes sur la subversion marxiste en mai 68 permettait d’évacuer la complexité d’une contestation fantasmée.
Notes :
(1) Le colloque a été organisé à l’Université Paul Verlaine de Metz les 9 et 10 avril 2008 par François Cochet et Olivier Dard (Centre régional universitaire lorrain d’histoire). Les actes ont été publiés en 2009 aux éditions Riveneuve.
ance des années 1960 », in Fr. Cochet & O. Dard (dir.), op. cit., 2009, pp. 299-307.
(3) Michel Debré, Mémoires, tome 4, « Gouverner autrement, 1962-1970 », Albin Michel, 1993, pp. 204-206.
(4) Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982, p. 217. Ce passage suscita une polémique entre Georges Pompidou et Pierre Cot qui accusa le Premier Ministre de dénigrer à demi mots l’URSS.
(5) Jacques Foccart, Le Général en mai. Journal de l’Elysée – II 1968-1969, Fayard-Jeune Afrique, 1998, p. 124, cité par Sébastien Laurent, art. cit.
(6) Danielle Tartakowsky, « Le PCF en mai-juin 1968 », in René Mouriaux, Annick Percheron, Antoine Prost et Danielle Tartakowsky (dir.), 1968, exploration du mai français, tome 2, « Acteurs », L’Harmattan, 1992. Pour une étude plus récente, Jean Vigreux et Emmanuel Ranc, « La direction et les députés du PCF à l’épreuve de mai-juin 68 », in Parlements, revue d’histoire politique, n°9, 2008, pp. 80-95.
(7) Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Stock, 1977, pp. 103-104.
(8) Frank Georgi, « Le pouvoir est dans la rue, la manifestation gaulliste des Champs-Elysées (30 mai 1968) », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°48, 1995, pp. 46-60.
(9) Michel Debré, Mémoires, op. cit., p. 220.
(10) Archives privées E. Cartigny.
(11) Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 2002, chapitre « Vers la guerre civile ? », pp. 167-188.
(12) Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Franck, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68, le temps de la contestation, Complexe, 2000. Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai juin 68, L’Atelier, 2008.
(13) François Audigier, « Le SAC, un groupe de pression du gaullisme conservateur dans les années post 68 », in Denis Rolland, Didier Georgakakis et Yves Deloye (dir.), Les républiques en propagande, L’harmattan, 2006, pp. 349-367. François Audigier, « Le SAC de 1968 à 1974 : une officine de renseignement politique ? », in Sébastien Laurent (dir.), Renseignement politique, politique du renseignement et politisation du renseignement, à paraître aux Presses Universitaires de Bordeaux.
(14) Pour la psychologie sociale, cf. Véronique Campion-Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, Payot, 2005. Pour l’histoire politique, cf. Frédéric Monier (dir.), Complots et conspirations en France du XVIIIème au XXème siècle, Presses Universitaires de Valenciennes, 2003.
(15) David Brion Davis, The fear of conspiracy, images of un-american subversion from the Revolution to the present, 1971. Carl Graumann et Serge Moscovici, Changing conceptions of conspiracy, 1987. Dans Mythes et mythologies politiques (Seuil, 1986), Raoul Girardet avait étudié la conspiration comme la première des quatre « constellations mythologiques ».
(16) Alain de Benoist, « Psychologie de la théorie du complot », in Politica Hermetica, n°6, 1992, pp. 14-15.
L’auteur : François Audigier est historien. Spécialiste du gaullisme, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Histoire du S.A.C. La part d’ombre du gaullisme (Stock, 2003), Génération gaulliste. L’Union des jeunes pour le progrès, une école de formation politique (Presses universitaires de Nancy, 2005) et François Mitterrand (éd. Nouveau Monde, 2005). L’entretien a été réalisé par échanges de courriers électroniques en octobre 2010. Il a été publié pour la première fois sur Conspiracy Watch le 8 novembre 2010.