Par Matt Bolton & Frederick Harry Pitts (tr. fr. : Conspiracy Watch)
La critique complotiste du capitalisme promue par l’aile gauche du Labour encourage la rhétorique antisémite expliquent les auteurs de Corbynism: A Critique of the New British Left (à paraître chez Emerald en 2018) dans les colonnes de New Statesman.
Jusqu’à la déclaration qu’il a publiée lundi [26 mars] après-midi [dans laquelle Jeremy Corbyn concède qu’il y a bien un problème d’antisémitisme au sein de son parti – ndt], le débat concernant le Labour et l’antisémitisme, qui grondait depuis l’élection à la présidence de Jeremy Corbyn en 2015, semblait avoir atteint un point critique. Le soutien que Corbyn a apporté à Mear One, l’auteur d’une fresque murale antisémite, a provoqué une réaction de rejet ainsi qu’un véritable mépris face aux arguments qu’il a avancés pour excuser son attitude, à savoir qu’il ne défendait que la liberté d’expression et qu’il n’avait pas examiné la fresque de suffisamment près.
Lorsque le Jewish Chronicle a, en novembre 2015, soulevé pour la première fois le problème du soutien de Corbyn à cette œuvre, qui figure une cabale de financiers « juifs », les partisans de Corbyn avaient accusé le journal de créer de toutes pièces un scandale antisémite afin de « salir » sa réputation. A l’époque, la direction du parti travailliste avait estimé que tout cela ne méritait même pas une réponse. Cette fois, tout s’est enflammé, peut-être parce qu’il fut révélé que Corbyn était membre d’un groupe antisioniste sur Facebook sur lequel on trouvait régulièrement des messages à caractère négationniste et des théories du complot antijuives.
Une proportion importante des partisans de Corbyn a continué à affirmer que l’histoire de la fresque murale n’était qu’un exemple de la « musique d’ambiance » – pour citer le leader syndical Len McCluskey – produite cyniquement par l’aile droite pro-israélienne du Labour pour saper le leadership de Corbyn à la veille des élections locales du mois de mai. Mais les partisans les plus lucides de Corbyn ont compris que les preuves de son soutien à Mear One sont si accablantes et sa réaction si clairement hypocrite que les accusations de « calomnie » visant ceux qui le critiquaient ne tenaient plus la route.
Leur réaction s’est faite sous trois formes liées entre elles. La première nie l’antisémitisme de Corbyn – et par extension celui de la gauche en général – au motif que quelqu’un qui a passé sa vie à combattre « toutes les formes de racisme » ne peut pas être perméable à des représentations du monde dans lesquelles l’antisémitisme a sa place. Le passé de Corbyn en matière d’activisme antiraciste – particulièrement manifeste dans son opposition à l’apartheid sud-africain – l’empêcherait de se livrer à des actions antisémites ou de soutenir, ouvertement ou pas, des idées de ce genre. S’il a donc pu, à un moment, par inadvertance, être incapable de distinguer clairement une image antisémite, cela ne pourrait donc être dû qu’à une erreur momentanée, un malencontreux accident dont la gravité ne pèse pas lourd en comparaison de son irréprochable passé d’antiraciste.
Ceci conduit à la deuxième réaction. Les expressions d’antisémitisme à gauche sont écartées comme étant des aberrations. Corbyn a suggéré dans une déclaration dimanche 25 mars que si l’antisémitisme existait malheureusement dans des « poches » du parti travailliste, celles-ci n’étaient pas du tout représentatives de l’ensemble du Labour. La suppression de ces poches devrait donc conduire à l’élimination du problème. L’image largement répandue de l’antisémitisme comme un « virus » ou une « maladie » frappant partout et y compris à gauche illustre cette réaction. L’antisémitisme est vu comme quelque chose de totalement étranger et incompatible avec une vision du monde « de gauche », comme quelque chose qui infecte la gauche depuis l’extérieur. En tant que telle, la question de son origine ne mériterait donc pas d’être prise sérieusement en considération. La seule chose à faire serait de combattre ses effets.
Troisièmement, les effets de l’antisémitisme à gauche seraient d’une ampleur limitée comparés aux exemples venant de la droite. Que l’on considère, par exemple, l’affirmation de l’ancien parlementaire travailliste Chris Mullin pour qui le problème d’antisémitisme du Labour n’est que la déclinaison d’un problème d’antisémitisme plus vaste qui traverse toute la société britannique. Dans cette mesure, l’importance de sa variante de gauche serait largement exagérée par des médias désireux de porter des coups faciles à Corbyn.
Organiser une riposte efficace à cette idée que l’antisémitisme de gauche n’est rien d’autre qu’une malheureuse erreur ou un problème secondaire exige davantage qu’un antiracisme paresseux ne faisant que répéter l’analyse superficielle qui explique l’antisémitisme comme une « maladie» inexplicable provoquée par de « mauvaises » personnes pour des raisons les concernant personnellement. Cette manière d’appréhender le problème ne permet pas de comprendre une situation dans laquelle des individus et des groupes qui, pour le reste, adhèrent à des idéaux d’égalité et de solidarité, peuvent en même temps manifester de façon si fréquente et sans la moindre once de mauvaise conscience, des signes d’antisémitisme.
Une explication cohérente est nécessaire pour combattre et convaincre ceux dont la préoccupation première est de défendre le projet de Corbyn que ce qu’ils n’arrivent pas à envisager autrement que comme une campagne de diffamation sans vraies conséquences dans le monde réel est bel et bien quelque chose de tangible. Et cette explication doit émerger de la vision du monde défendue par Corbyn lui-même, de la forme particulière de la critique du capitalisme que lui et ses partisans proposent, elle ne doit pas leur être imposée de l’extérieur.
C’est en effet Corbyn lui-même qui a le mieux saisi les enjeux concernés, lorsqu’il a fini par faire, lundi [26 mars] après-midi, une déclaration rigoureuse et sincère sur ce problème. La lettre qu’il a adressée aux représentants de la communauté juive britannique avait un caractère de sérieux qui était absent de ses tentatives précédentes d’aborder le sujet. La thèse des « cas isolés » [Corbyn a écrit qu’il reconnaissait que l’antisémitisme avait trop souvent été écarté comme un simple problème de cas isolés, « a few bad apples » – ndt] a été définitivement écartée et le leader du Labour a établi un lien direct entre l’antisémitisme de gauche et le « socialisme des imbéciles » basé sur « la vieille conspiration antisémite » qui décrit des « Juifs banquiers et capitalistes exploitant les travailleurs dans le monde entier». On commence ainsi à s’attaquer à des théories profondément enracinées dans les critiques de gauche du capitalisme et qui aboutissent logiquement à l’antisémitisme.
Si les mots mènent à l’action, cela représente un saut significatif qui pourrait bien aboutir à des ajustements dans la façon dont Corbyn définit sa mission politique. Dans quelle proportion la conception qu’a Corbyn du capitalisme doit-elle changer pour la rendre imperméable aux récupérations opérées par les tenants des théories du complot antisémites du capitalisme ? Pour répondre à cette question, nous pourrions nous tourner vers les travaux d’un théoricien critique du marxisme traditionnel récemment décédé et largement ignoré au sein de la gauche britannique.
[Le 19 mars dernier], la gauche a perdu celui qui pourrait la faire sortir des impasses de l’antisémitisme de gauche. Moishe Postone était un universitaire canadien célèbre pour sa critique acérée des affinités entre certaines formes de l’anticapitalisme et le complotisme antisémite. Cette critique a eu un impact considérable sur la gauche allemande en particulier mais, au Royaume-Uni, ses leçons ont hélas été négligées.
Postone commence par faire la distinction entre l’antisémitisme et « d’autres formes de racisme », une distinction que Corbyn a visiblement eu du mal à formuler. Nombre d’autres groupes raciaux et ethniques sont méprisés. Mais, suggère Postone, seuls les Juifs sont soupçonnés de contrôler secrètement le monde. Une fresque murale représentants des immigrés mexicains ou des Noirs comptant leur argent sur le dos des opprimés n’aurait pas de sens aux yeux d’un raciste. Mais la même fresque mettant en scène des Juifs revêt une signification qui peut échapper à l’attention de Corbyn dans la mesure où cette représentation de la façon dont le pouvoir fonctionnerait s’accorde parfaitement avec la logique de sa vision du monde et sa compréhension du capitalisme comme un « système truqué ».
Comme il le clame fréquemment, les problèmes dans la société britannique et plus généralement dans la société capitaliste, peuvent être expliqués par les actions conscientes d’un petit groupe de parasites ne représentant qu’« 1% » de la population vampirisant les 99% restants qui contribuent à l’« économie réelle ». Cette « élite mondiale » ne produit rien de concret. Elle produit simplement de l’argent à partir de l’argent, en contrôlant les banques et le système financier international. Ses membres sont donc considérés comme une excroissance irrationnelle qui mine ce qui serait sans cela une société productive rationnellement organisée, naturellement bienveillante.
Ce qu’implique la condamnation par Corbyn de ceux qui ont « manigancé » le système politique et économique « pour remplir les poches de leurs amis » est que, si ces excès non productifs étaient d’une façon ou d’une autre éliminés, le « socialisme » apparaîtrait alors comme par magie. Dès lors, la tâche d’un mouvement politique est d’identifier les groupes coupables tenus pour personnellement responsables du malaise actuel, puis de les écarter de la communauté organique des travailleurs.
Corbyn n’est pas à l’origine de cette vision du monde. Sa progression est en effet davantage le résultat de sa résurgence que sa cause. Elle était largement répandue dans le mouvement Occupy et peut également se retrouver sous des formes variées au sein de la droite dure, y compris dans la campagne pour le Brexit et chez Donald Trump – à qui Corbyn a emprunté le concept de « système truqué ». Un article récent du Daily Telegraph concernant un prétendu « complot secret pour contrecarrer le Brexit » qui aurait été ourdi par George Soros l’illustre parfaitement.
Les racines de ce genre de « critiques personnalisées » du capitalisme peuvent remonter jusqu’à la vulgate marxiste de la soi-disant « théorie de la valeur-travail » [l’idée que les biens ont une valeur d’échange indexée sur la quantité de travail nécessaire à leur fabrication – ndt]. Postone a consacré son œuvre entière à la réfutation de cette vulgate. Elles ne conduisent pas nécessairement à l’antisémitisme, mais il ne faut pas beaucoup dans la recherche de ceux « qui truquent le système » pour aboutir au « Juif déraciné, cosmopolite » qui prend à jamais la collectivité des travailleurs en otage au travers de son contrôle du système financier.
On retrouve le même schéma au niveau géopolitique lorsqu’il s’agit d’Israël. La focalisation disproportionnée sur les crimes d’Israël au sein de la gauche britannique – dépassant, par exemple, de loin l’attention consacrée aux massacres commis par Bashar al-Assad – est le résultat d’une représentation des choses dans laquelle Israël représente le « 1% » maléfique de la communauté internationale, un Etat dont l’existence même serait la source de toutes les souffrances du Moyen-Orient, voire du monde.
La lecture alternative de Marx par Postone nous montre que la critique du capitalisme qui ne se focalise que sur les machinations du « 1% » empêche la compréhension de la façon dont les relations sociales dans le capitalisme modèlent la façon dont nous vivons – capitalistes et banquiers inclus. Cette critique ne saisit pas la mesure dans laquelle la production industrielle « réelle » et l’intangible finance « abstraite » sont inextricablement enchevêtrées. La recherche du profit n’est pas un choix dans le capitalisme, mais une contrainte qui lui est inhérente. L’échec à cet égard conduit à la faillite, à la famine et à la mort. Les banques et le secteur financier international ne sont pas davantage une excroissance non productive parasitaire minant la vitalité de l’économie nationale « réelle ». Ils sont le prérequis de l’économie.
Les résultats de la recherche sans fin du profit, facilitée par la circulation globale de l’argent, ne sont en rien égalitaires. Corbyn et ses partisans ont raison, dans cette mesure, de souligner l’importance des disparités économiques dans la société. En effet, le danger de la pensée conspirationniste à gauche est qu’elle « reflète dans une certaine mesure un élan critique », une suspicion concernant le monde et ses formes de pouvoir.
C’est aussi pourquoi, comme l’a formulé le sociologue David Hirsh, l’antisémitisme peut se présenter lui-même comme une force progressiste et émancipatrice, une tentative héroïque de débarrasser le monde des maux qui le minent. Il reproduit la façon dont le racisme contre les migrants est devenu le signe de l’engagement d’un individu en faveur d’une « classe ouvrière blanche » opprimée à la suite du Brexit.
Ecarter, dès lors, l’existence de l’antisémitisme dans la gauche en en faisant un problème mineur en comparaison de celui en provenance de la droite revient à négliger le risque de voir à l’occasion ces deux formes se compléter. La critique du capitalisme basée sur la nécessité d’éradiquer le « mondialisme » est, au mieux, politiquement ambiguë, pouvant être utilisée aussi aisément par l’extrême-droite que par la gauche.
Ce que suggère cet écart entre critique et théorie du complot est que les tropes antisémites qui se répandent au niveau des médias alternatifs soutenant Corbyn et sa base activiste, de même que les qualificatifs douteux de Corbyn lui-même comme « antisioniste » et « anti-impérialiste », ne sont pas de simples hasards, mais la conséquence logique de la critique personnalisée et moralement chargée du capitalisme vu comme une conspiration.
Ceci a des conséquences sur la façon dont le parti travailliste gère la crise actuelle. La spécificité de l’antisémitisme de gauche naît en partie d’un raccourci critique imprégné de racisme qui se développe plutôt qu’il ne régresse. Construire une alternative exige dès lors bien plus que la réduction de « poches » d’antisémitisme au sein du parti travailliste.
Ce qu’il faut, c’est un engagement dans l’éducation et une prise de conscience à même de remplacer les mauvaises critiques par des bonnes – et Corbyn a montré [par sa déclaration du lundi 26 mars] qu’il pourrait être préparé à monter au front. L’œuvre de Postone constituerait un excellent point de départ. Ceci montre que si Corbyn est aussi sérieux qu’il l’affirme à propos de l’opposition militante à l’antisémitisme, sa vision du monde actuelle ne pourrait pas survivre telle quelle. Elle devrait plutôt être radicalement révisée et repensée.
Voir aussi :
- Deux extraits de Moishe Postone sur l’antisémitisme
- Labour’s pockets of anti-Semitism: the evidence (The Spectator, 30 mars 2018)
- Antisemitism matters: Jews are the canary in the coalmine (The Guardian, 30 mars 2018)
- Enough is enough (The Jewish Chronicle, 29 mars 2018)