La théorie d’un complot « franco-britannico-américain » contre la Russie et le régime de Bachar el-Assad est-elle la plus à même d’expliquer ce qu’il s’est passé le 7 avril dernier dans la partie Est de la Ghouta ? C’est ce que le Kremlin et son allié syrien aimeraient faire croire. Problème : il n’existe pas la moindre preuve d’une « mise en scène » d’une fausse attaque chimique à Douma.
« La France estime […] que, sans doute possible, une attaque chimique a été conduite contre des civils à Douma le 7 avril 2018, et qu’il n’existe pas d’autre scénario plausible que celui d’une action des forces armées syriennes dans le cadre d’une offensive globale dans l’enclave de la Ghouta orientale ». C’est ce qu’on peut lire dans la synthèse rendue publique par le gouvernement français au sujet de cette attaque dont le bilan s’élèverait à plusieurs dizaines de morts.
Mais pour le Kremlin et les médias qu’il contrôle, comme RT et Sputnik, l’attaque chimique de Douma n’est qu’une « mise en scène » dont le mobile est de détourner l’attention du public des incohérences de l’affaire Skripal. C’est ce qu’a déclaré le 10 avril dernier le représentant permanent de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU, Vasily Nebenzya. Son homologue syrien, Bachar al-Jaafari, a de son côté accusé Washington, Paris et les autres puissances occidentales de « préparer le terrain à une agression contre la Syrie sur le modèle de ce que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont fait en Irak en 2003 ».
Parallèlement, sur Euronews, Vladimir Chizov, l’ambassadeur russe auprès de l’Union européenne assénait : « Il n’y a pas eu d’attaque chimique à Douma, c’est aussi simple que ça ». Qualifiant les allégations d’attaque chimique de « provocation », il a expliqué que tout n’était qu’une « mise en scène » par les activistes des Casques blancs, spécialement entraînés pour l’occasion. « Et vous pouvez deviner par qui », avait-il ajouté.
Lire, sur AFP Factuel : « Non, les Casques blancs n’ont pas mis en scène l’attaque chimique dans la Ghouta »
Le 13 avril, la Russie a commencé à apporter davantage de détails à l’appui de sa thèse d’une manipulation occidentale. Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, a accusé un Etat « en première ligne dans la campagne russophobe » – référence à peine voilée à la Grande-Bretagne qui, le mois précédent, avait expulsé 23 diplomates russes en réponse à la tentative de meurtre sur l’ex-espion Sergueï Skripal – et affirmé disposer de « preuves irréfutables » de la prétendue « mise en scène ». Igor Konachenkov, porte-parole de l’armée russe, a quant à lui soutenu peu après détenir des « preuves qui témoignent de la participation directe de la Grande-Bretagne à l’organisation de cette provocation ».
Lundi 16 avril, Alexandre Choulguine, l’ambassadeur russe auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), a déclaré que ce qui s’est passé à Douma le 7 avril était une « fausse attaque préparée par les services de sécurité britanniques » dans laquelle « ils auraient pu recevoir l’aide de leurs alliés de Washington » avant d’accuser sans ambages : « Tout s’est déroulé selon un scénario écrit à l’avance par Washington. Il n’y a aucun doute : les Américains étaient aux manettes ». Le diplomate a insisté à nouveau sur le fait que la Russie détenait des « preuves irréfutables qu’il n’y a pas eu d’attaque chimique à Douma le 7 avril ».
Problème : ces prétendues « preuves irréfutables » n’ayant pas été rendues publiques, il est permis de douter de leur réalité. Et pas seulement parce que la dernière fois que la Russie a parlé de « preuve irréfutable » d’un complot américain, elle s’était couverte de ridicule – elle avait diffusé des images issues d’un jeu vidéo et d’archives d’attaques de l’armée irakienne contre des djihadistes.
Les raisons de douter de la théorie du « complot américano-britannique » que tente à toute force d’imposer le Kremlin et son allié syrien sont nombreuses. A commencer par les preuves de la réalité de l’attaque chimique. Celle-ci est attestée par les partenaires locaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a indiqué dans un communiqué « qu’au cours du bombardement de Douma samedi [7 avril 2018], 500 patients se sont présentés dans les établissements de santé avec des signes et symptômes correspondant à une exposition à des produits chimiques toxiques, en particulier des signes d’irritation sévère des muqueuses, d’insuffisance respiratoire et de troubles du système nerveux central chez ceux qui ont été exposés ». Elle l’est par des ONG comme le Violations Documentation Center (VDC), les Casques blancs, la Syrian American Medical Society (SAMS) et l’Union of Medical Care and Relief Organizations (UOSSM). Le site indépendant Bellingcat, qui fonde son expertise sur l’exploitation de données en open source, confirme en outre que les allégations des ONG sur places sont corroborées par les images et le matériel vidéo récupéré.
Vient ensuite le contexte. L’usage d’armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad n’est pas une première : dans son dernier rapport, à l’automne 2017, le Joint Investigation Mechanism (JIM), la mission conjointe de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et de l’ONU, a clairement mis en cause la responsabilité de Damas dans l’attaque chimique de Khan Cheikhoun le 4 avril 2017. Rappelons que quelques jours plus tard, la Russie avait mis son veto au renouvellement du mandat de la JIM. Du reste, le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, a rappelé devant le Sénat que la France avait « des renseignements confirmant que ce sont des officiers des forces syriennes qui coordonnaient l’emploi de ces armes ». Les renseignements américains aboutissent aux mêmes conclusions.
Pourquoi le régime syrien aurait-il pris le risque de s’attirer des représailles alors qu’il est en passe de remporter militairement la victoire sur les rebelles ? Cette question, marquée au coin de l’ignorance des réalités du terrain et d’une incompréhension flagrante des rapports de force, est dénuée de sens.
Elle postule en premier lieu que Damas aurait quelque chose de substantiel à perdre à faire usage d’armes chimiques. Or, la dictature syrienne a déjà fait usage d’armes chimiques par le passé sans jamais encourir de représailles qui soient de nature à paralyser son action ou à la mettre sérieusement en péril comme l’a illustré le massacre chimique de la Ghouta en août 2013.
Elle suppose par ailleurs que l’utilisation d’armes chimiques pourrait retarder la victoire définitive des forces bacharistes sur les rebelles. Or, c’est précisément l’inverse qui est vrai : « Tactiquement, lit-on dans la synthèse gouvernementale française, l’utilisation de telles munitions permet de déloger des combattants ennemis abrités dans des habitations afin d’engager le combat urbain dans les conditions les plus avantageuses pour le régime ; cette utilisation constitue un accélérateur de conquête et un démultiplicateur d’effet visant à faire tomber au plus vite le dernier bastion des groupes armés ; stratégiquement, l’utilisation d’armes chimiques, notamment au chlore, documentée depuis le début 2018 dans la Ghouta orientale, a notamment pour objectif de punir les populations civiles présentes dans les zones tenues par des combattants opposés au régime, et de provoquer sur elles un effet de terreur et de panique incitant à la reddition ; alors que la guerre n’est pas terminée pour le régime, il s’agit, par des frappes indiscriminées, de démontrer que toute résistance est inutile et de préparer la réduction des dernières poches ».
Force est de constater que les frappes occidentales menées en représailles dans la nuit du 13 au 14 avril sur un centre de recherche et des sites de production d’armes chimiques ne menacent en rien l’existence du régime syrien. Pas plus que les frappes américaines décidées en avril 2017 après l’attaque chimique de Khan Cheikhoun.
Surtout, si cette énième attaque chimique devait être le fait des rebelles, comme le suggèrent parfois certains « sceptiques » ou les relais médiatiques du Kremlin, cela signifierait que les rebelles s’auto-bombardent méthodiquement depuis près de cinq ans dans le seul but d’en accuser Damas… Une hypothèse grotesque.
La mission d’inspection de l’OIAC, chargée d’enquêter sur l’attaque chimique présumée perpétrée à Douma n’a pu accéder au site que le mardi 17 avril, la Russie et la Syrie ne leur ayant pas autorisé l’entrée auparavant en raison de « problèmes de sécurité ». Les Occidentaux craignent que Russes et Syriens aient mis à profit les 10 jours qui se sont écoulés depuis l’attaque pour faire disparaître des éléments de preuve essentiels pour étoffer le dossier de la culpabilité du régime de Bachar el-Assad dans l’utilisation d’armes chimiques contre sa propre population civile.
Le dossier de l’usage avéré et répété de la désinformation conspirationniste par les diplomaties russe et syrienne comme arme de propagande pour enfumer les opinions publiques continuera, lui, à faire florès. Tant qu’il y aura un public pour y accorder foi.
Pour aller plus loin :
- Le communiqué de la Maison-Blanche sur l’attaque chimique de Douma :
- La synthèse publiée par le Ministère des armées français :