À quoi bon s’appesantir sur cette histoire ? On me reprochait déjà de disséquer cette rumeur avec un peu trop de minutie au moment où certains s’évertuaient encore à me convaincre par tous les moyens (si ce n’est l’exposé de preuves tangibles) que j’avais tort sur toute la ligne et que l’étudiant dans le coma introuvable serait bientôt révélé au grand jour. Mais revenir à la charge cinq jours après que les médias ont tous mis fin au suspense en relatant les mensonges des uns et les reculades des autres, non, vraiment, quel acharnement ! L’empressement avec lequel certains ont alimenté cette rumeur n’a d’égal que celui que d’autres mettent à vouloir l’enterrer une bonne fois pour toutes.
Alors, pourquoi s’obstiner ?
C’est que j’ai bien peur que ceux qui nous exhortent à tourner la page n’aient pas vraiment saisi la véritable nature de ce qu’ils tentent de minimiser comme une « fake news » ordinaire parmi tant d’autres. Le blessé de Tolbiac est un pur produit de l’esprit complotiste et, dans une théorie de ce type, aucune page ne se tourne jamais – c’est un livre qui se réécrit inlassablement pour plier à toute force le réel à ce qu’il entend démontrer.
Cette page que d’aucuns prétendent tourner, croyant par-là se débarrasser pour de bon et à peu de frais d’un problème bien plus tenace qu’ils ne veulent l’admettre, la Commune Libre de Tolbiac l’a déjà réécrite, dans un communiqué posté sur Facebook et Twitter le 27 avril, soit plusieurs jours après les démentis publics de Reporterre et de Le Média.
Lire, sur Conspiracy Watch : « Rumeur de Tolbiac : une étudiante suspecte un mensonge des autorités »
Le scénario qui y est mis en scène comporte tous les ingrédients d’une lecture conspirationniste des événements, à commencer par la fabrication savamment orchestrée de l’incertitude et l’inversion des rôles et de la charge de la preuve. Ce sont des bloqueurs qui ont affirmé avoir vu le crâne ensanglanté d’une victime des CRS ou qui ont, comme Leïla, colporté des témoignages allant dans ce sens, avant de se raviser. Pourtant, le communiqué évoque « des “fake news” relayées par des grands médias comme des médias/et ou pages indépendant·e·s » en se gardant bien de préciser que ces derniers ont pris leurs sources dans les rangs des communards. Au contraire, les auteurs ne semblent visiblement pas disposés à se remettre en question, puisqu’ils avancent à nouveau, à l’appui de la thèse à laquelle ils s’accrochent – celle d’une terrible bavure étouffée par un mensonge d’État (« chaque jour de nouveaux éléments apparaissent, nous poussant à ne pas démordre que quelque chose de grave s’est passé à 5h30 au centre PMF et que les autorités cherchent à le cacher ») –, des témoignages d’étudiants disant avoir vu une personne tomber des remparts et atterrir sur la tête, ou du sang et un camion de nettoyage dans le périmètre de la chute. De même, ils assument le fait de continuer à diffuser la thèse d’un complot gouvernemental tout en se montrant incapables de l’étayer. D’un côté, ils nous assurent que les témoignages visuels abondent. De l’autre, ils ne les jugent pourtant pas suffisamment probants, puisqu’ils refusent pour l’heure de les communiquer et lancent un appel pour en recueillir d’autres.
Mais les bloqueurs ne se contentent pas de justifier en leur nom la remise en cause de la version officielle à laquelle ils s’adonnent. Ils prennent la population à témoin, et lui demandent de les croire sur parole, lui rappelant, faute de preuves attestant de l’existence du blessé de 2018, des « antécédents » (Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zyed Benna et Bouna Traoré) sans commune mesure avec l’affaire de Tolbiac (entre discuter les causes de la mort d’un individu, chose qui peut faire l’objet de vérifications, et brandir un mourant virtuel dont rien ne pourra jamais, par définition, prouver définitivement l’inexistence, il y a tout un monde) et censés suffire à légitimer un doute raisonnable au présent.
Les communards sont en cela des faussaires qui, parce qu’ils ont parfaitement conscience du caractère infondé de leur démarche, ont décidé de jouer le rôle de courageux sceptiques face à des forces hostiles cherchant à leur nuire. Si le complotisme est si dangereux, c’est parce qu’il avance masqué, paré des atours de l’esprit critique. « Restons critiques et éclairé·e·s face à la décrédibilisation », nous enjoignent-ils. C’est qu’aux yeux du complotiste, le doute envers les autres est une vertu cardinale, mais devient un blasphème quand on cherche à le lui appliquer. « Nous appelons au doute, mais pas en notre démarche […] Non, nous appelons au doute quant à toute décrédibilisation journalistique comme celles de ces derniers jours ». On l’aura compris : les fautifs ne sont pas, de son point de vue, ceux qui diffusent, en l’absence de tout élément objectif, la thèse d’un complot d’État et qui refusent d’admettre les mensonges de leurs camarades, cherchant au contraire à les dédouaner, mais les médias qui ont révélé la supercherie.
Comment ne pas voir, en lisant ces lignes, que le conspirationnisme est un dogmatisme déguisé en scepticisme, qui ne voue un culte aveugle et absolu au doute (ce qui lui évite d’avoir à le fonder en raison) que pour autant qu’il s’exclut lui-même du champ légitime de la remise en question ? Innocent désir de vérité en-deçà de la Commune Libre, honteuse « décrédibilisation » au-delà…
Faire de cette histoire une banale affaire de propagande militante et d’emballement médiatique, c’est rester à la surface des choses et passer à côté de l’essentiel. Imaginer qu’un article (ou dix) démontant par le menu et étape par étape la mystification suffira à régler leur compte aux ragots, c’est faire preuve, au mieux, d’une surprenante naïveté, au pire, d’une dangereuse ignorance des mécanismes d’une pathologie de l’intelligence qui, à l’heure des réseaux sociaux, semble se répandre comme jamais auparavant. L’étudiant fantôme de Tolbiac est immortel, parce que ce qui est rumeur ne saurait mourir.
L’auteur : Marylin Maeso est normalienne, agrégée de philosophie. Elle vient de publier Les conspirateurs du silence (Editions de l’Observatoire, 2018).