La semaine dernière, le magazine allemand FOCUS a publié sur son site un article pointant les limites d’un reportage d’Uli Gack, envoyé spécial en Syrie de la chaîne ZDF, faisant la part belle à la version russo-syrienne selon laquelle l’attaque chimique de Douma aurait été mise en scène. Conspiracy Watch en propose ici une traduction en français.
L’enquête relative à l’attaque présumée aux gaz toxiques sur la ville syrienne de Douma se poursuit, alors que la plupart des experts en attribuent la responsabilité à l’armée du dirigeant syrien Bachar el-Assad.
Vendredi soir [20 avril 2018 – ndt], dans l’émission « ZDF – heute » (« ZDF – aujourd’hui »), le responsable du bureau de la ZDF au Caire, Hans-Ulrich Gack [dit « Uli Gack » – ndt], s’est fait l’écho d’une autre version.
Gack rapporte que dans un camp de réfugiés non loin de Douma, plusieurs personnes auraient témoigné que l’attaque était en réalité une « provocation » orchestrée par des djihadistes de l’Etat islamique (EI). Dans ce camp se trouveraient beaucoup de personnes ayant fui Douma.
Elles auraient raconté que les islamistes avaient placé à des endroits stratégiques de la ville des boîtes de gaz de chlore, dans l’espoir qu’ils soient touchés par les bombardements – ce qui serait arrivé.
Lors de la diffusion de l’émission, en direct, Gack n’a pas donné plus de précisions sur ces témoignages, se contentant de déclarer qu’il ne pouvait pas garantir la véracité de « chaque phrase ». « D’une façon ou d’une autre, a-t-il ajouté, il doit y avoir du vrai là-dedans ».
L’intervention de Gack laisse toutefois plusieurs questions en suspens :
1. Comment Gack en est-il arrivé à incriminer l’EI ?
L’EI n’est pas actif dans la zone où se trouve Douma. Les environs de Damas sont désormais contrôlés par les troupes de Bachar el-Assad. Quelques groupes islamistes sont actifs à Douma, en particulier l’organisation Jaïch al-Islam (« Armée de l’Islam »). Début avril, celle-ci aurait accepté d’évacuer de la ville les combattants et leurs familles et d’en abandonner le contrôle au forces gouvernementales.
2. A quel point les témoignages de ses interlocuteurs sont-ils crédibles ?
A l’exception des récits de ses interlocuteurs, Gack ne cite aucune autre preuve appuyant sa thèse selon laquelle l’attaque chimique pourrait être une « provocation » de l’EI. La question de la crédibilité des témoignages de ses interlocuteurs est alors d’autant plus centrale.
Le camp de réfugiés dans lequel s’est rendu Gack se trouve dans une zone actuellement contrôlée par l’armée de Bachar el-Assad. Le correspondant de la ZDF ne mentionne pas comment s’est faite la sélection des personnes qu’il a interviewées – ni, notamment, si ces interlocuteurs ont été choisis par les autorités syriennes.
De plus, le reportage reste vague quant à la question de savoir d’où les personnes que Gack interviewe tiennent leurs informations. Etaient-ils des témoins oculaires de ce prétendu placement par les combattants islamistes de boîtes de chlore dans la ville ? Ont-ils au contraire fondé leur témoignage sur des ouï-dires ? Comment se fait-il qu’ils soient au fait de la stratégie des milices islamistes tout en ignorant que l’EI n’est pas actif dans leur propre ville ?
3. Pour quelle raison Gack n’évoque-t-il qu’une seule thèse ?
Durant le court duplex qu’il a assuré en direct, le correspondant de la ZDF ne présente que la thèse selon laquelle l’EI a pu mettre en scène une attaque chimique. S’il précise effectivement que c’est ce que lui ont raconté ses interlocuteurs dans le camp de réfugiés qu’il a visité, et que son avis personnel pourrait être différent, il n’évoque pourtant pas l’opinion des experts pour qui c’est le gouvernement de Bachar el-Assad qui est derrière l’attaque. Il ne mentionne pas non plus les faits pouvant ébranler la thèse sans fondement qu’il présente.
Pour des médias d’Etat russes tournés vers l’étranger comme Sputnik et la filiale allemande de Russia Today (RT), le sujet était du pain béni. « Un reporter de la ZDF contredit le narratif occidental » titre RT Deutsch, qui va jusqu’à faire des interlocuteurs de Gack des « témoins oculaires », alors que le journaliste lui-même n’a jamais prétendu avoir parlé avec des témoins oculaires.
Contacté par la rédaction de FOCUS, un porte-parole de la ZDF a fait savoir que le duplex « avait également été critiqué en interne ». Le correspondant n’aurait jusqu’à présent pas eu accès à la ville de Douma, et « ne peut de ce fait vérifier de ses propres yeux les informations qui lui ont été communiquées ». Gack aurait également abordé à plusieurs reprises « les informations contradictoires et la propagande de tous les côtés », qui compliquent d’autant plus le travail des journalistes en Syrie.
Le porte-parole de la ZDF a, en outre, signalé que les duplex en direct d’une zone de crise étaient indissociables « d’une pression particulièrement soutenue » pour les correspondants. La chaîne conclut néanmoins : « dans ces conditions, l’appréciation des faits par le correspondant au cours de cette émission est allée trop loin ». Gack aurait corrigé son jugement dans toutes les émissions suivantes.
Dans un sujet plus long, par exemple, diffusé dans le journal télévisé du dimanche soir [22 avril – ndt] de la ZDF, le journaliste s’exprime de manière nettement plus nuancée. Gack présente des employés d’un hôpital de Douma qui affirment qu’il n’y aurait pas eu d’attaque chimique sur la ville. Les patients qu’ils auraient vus ne présenteraient pas les symptômes caractéristiques [d’une intoxication au gaz de chlore – ndt] – tout n’aurait été que mise en scène.
Dans le même temps, le journaliste note que les employés s’attireraient vraisemblablement des ennuis avec le gouvernement s’ils s’avisaient de dire autre chose. Il révèle aussi que les employés lui ont été envoyés par le régime pour lui parler. Gack souligne que ces « témoignages » ne sauraient constituer une preuve que l’attaque chimique a été mise en scène.
Source : FOCUS.de, 24 avril 2018 (tr. fr. : Norma Mabovitz pour Conspiracy Watch).