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L’affaire Tariq Ramadan, emblématique de la nouvelle vulgate antijuive

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Alors que le débat fait rage autour du manifeste contre le nouvel antisémitisme initié par Philippe Val et publié le 22 avril dernier dans Le Parisien, l’historien des idées Pierre-André Taguieff, auteur d’une œuvre foisonnante sur le racisme et le conspirationnisme, publie ce jour Judéophobie, la dernière vague chez Fayard. Seize ans après La Nouvelle judéophobie (Mille et Une Nuits, 2002), Taguieff dresse le bilan de la configuration antijuive qui s’est mise en place depuis le début des années 2000. En exclusivité, Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles* (2/2).

Une nouvelle vulgate antijuive structurée par des thèmes conspirationnistes s’est installée durablement en France et dans d’autres pays européens. On y rencontre des préjugés et des stéréotypes négatifs « classiques » –  autour du pouvoir, de la richesse et de la manipulation –, qui prennent un sens nouveau par leur intégration dans la vision du monde islamo-révolutionnaire en voie de formation. Elle se caractérise par l’articulation de trois grands thèmes d’accusation visant les « Juifs » ou les « sionistes », ces dénominations conventionnelles variant selon les contextes et les situations :

1° ils sont « dominateurs » en Occident (« Ils ont tout » ; « Ils ont le pouvoir » ; « Ils dirigent l’Amérique »), ils manipulent l’information et ils sont riches, donc puissants ;

2° ils sont « racistes », en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent « comme des nazis » avec les Palestiniens, victimes d’un « génocide » en cours de réalisation ;

3° ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde : ils ont organisé les attentats du 11-Septembre, ils poussent à la guerre (la seconde guerre d’Irak serait le fruit d’un « complot américano-sioniste ») et veulent déclencher une guerre préventive contre l’Iran, ils sont derrière les conflits qui déchirent les pays arabes (notamment en manipulant l’État islamique, simple épouvantail), ils organisent des attentats terroristes sous fausse bannière (« false flag ») pour « salir l’islam » ou « l’image des musulmans »  – comme les attaques des 7, 8 et 9 janvier 2015 et les attentats du 13 novembre 2015 –, et, d’une façon générale, ils manipulent la politique internationale. Début octobre 2017, le prédicateur genevois Hani Ramadan poste ce message paranoïaque sur Twitter : « Palestiniens, Irakiens, Syriens sont tous des victimes du sionisme. » Et quelques semaines plus tard, le 4 novembre : « Le sionisme n’a pas d’avenir : que peut-on bâtir sur le vol des terres, la destruction des maisons, l’incarcération et le meurtre des innocents ? » Pour ce petit-fils de Hassan al-Banna, la conclusion va de soi : « Ce qui menace l’humanité, ce ne sont pas les Frères musulmans, mais bien plutôt les sionistes ».

Le décryptage conspirationniste des faits divers s’opère de la même manière. Lorsqu’en octobre 2017 un intellectuel islamiste comme Tariq Ramadan, cet autre petit-fils d’al-Banna, est accusé de viol par deux femmes musulmanes, cette accusation, aux yeux de nombre de musulmans, ne peut provenir que d’un « complot sioniste », puisqu’un aussi bon musulman ne peut qu’être innocent par nature et culture. Dans cette affaire, la véritable victime doit donc être le prédicateur islamiste persécuté par les Juifs. Son lieutenant Yamin Makri, directeur des éditions Tawhid et porte-parole de l’Union française des consommateurs musulmans (UFCM), avec lequel il a créé en 2016 l’Institut islamique de formation à l’éthique (IEFE), a dénoncé sur Facebook une manipulation due au « sionisme international » contre son guide spirituel Ramadan, qui prêche la paix, la tolérance et l’amour, et se révèle ainsi l’un des plus habiles Tartuffe du monde culturel musulman. Les réactions des défenseurs de Ramadan observables sur les réseaux sociaux montrent que les interprétations complotistes et antijuives de l’affaire, dans ces milieux musulmans, vont de soi. Après la mise en examen et l’incarcération du prédicateur pour « viols », son épouse a déclaré à la mi-février 2018 : « Je crois que Tariq a été désigné comme coupable depuis le début. » Et Marwan Muhammad n’a pas hésité à dénoncer le « deux poids, deux mesures » d’une « chasse aux sorcières raciste ». Le tableau ainsi dessiné est celui d’un Ramadan victime d’un complot islamophobe et/ou raciste.

Le 3 mars 2018, à Paris, place du Trocadéro, se tient un rassemblement en soutien à Tariq Ramadan, mis en examen pour deux viols et placé en détention provisoire. La pétition demandant la libération du prédicateur islamiste a recueilli plus de 100 000 signatures. Des slogans sont scandés : « Justice pour Tariq Ramadan », « Pas de justice d’exception ». Les propos tenus par les manifestants sont diffusés sur le net par des vidéos.  Le prédicateur est présenté comme la victime innocente d’une sombre machination par une femme musulmane indignée qui répond à une journaliste : « C’est vraiment une injustice de l’emprisonner comme ça sans raisons. Ils doivent le libérer. Il a besoin d’être libéré, il est malade. (…) Je sais qu’il est innocent. (…) C’est un coup monté. (…) Libérez Tariq Ramadan ! » Une autre manifestante fait preuve d’un communautarisme militant : « Il est musulman, on est musulman, on le défend. » Un homme lance au micro une prédiction sur un ton menaçant : « C’est pas parce qu’on est musulman qu’on peut nous écraser, nos parents ils ont construit la France (…) et nos enfants ils vont faire de grandes études en France, nous arriverons au pouvoir en France, inch’Allah. » Promesse d’une revanche des damnés de la France.

L’inversion victimaire relève ici du réflexe idéologiquement conditionné.  L’affaire Ramadan est présentée aussi comme une nouvelle affaire Dreyfus par certains admirateurs du prédicateur, présenté comme la victime innocente d’une manipulation perverse. Dans son article mis en ligne le 23 octobre 2017, où il prend avec autant de véhémence que de mauvaise foi la défense de son ami et mentor Tariq Ramadan, victime des « réseaux pro-israéliens français et étrangers », Yamin Makri propose de faire de 2018 « l’année de la Palestine ». On y trouve la plupart des clichés et des poncifs de la propagande antisioniste, ainsi qu’une instrumentalisation rhétorique des idéaux antiracistes et universalistes :

« Le gouvernement français a décidé de faire de l’année 2018, l’année d’Israël pour fêter les 70 ans de la création de l’entité sioniste. Pour notre part, 2018 sera l’année qui nous rappellera que cela fait maintenant 70 ans que la Palestine vit sous l’injustice et l’arbitraire, 70 ans que le droit international n’est pas respecté dans cette région du monde, 70 ans que des femmes, des hommes et des enfants vivent l’oppression permanente. 2018 sera, pour l’État français, l’année qui célébrera la honte, celui de la création d’un État raciste qui pratique l’apartheid. Pour nous, ce sera l’année de la Palestine, l’année de la justice pour tous, du droit pour tous. Ce sera l’année de la résistance contre l’ignominie sioniste. Ce sera celui de la célébration de valeurs universelles auxquelles nous croyons. Ce sera l’année du boycott et du soutien total à toutes les initiatives BDS, ce sera celle de la solidarité politique à la cause palestinienne. Et il n’y aura pas plus belle réponse à cette campagne de diffamation que subit actuellement Tariq Ramadan. »

On reconnaît la vieille accusation lancée par les prédicateurs islamistes contre les Juifs, ici rebaptisés « sionistes » : les Juifs ne cesseraient de « comploter » contre les « grands hommes » de l’islam. Il faut ici rappeler l’enseignement du Frère musulman Sayyid Qutb, dont la vision diabolisante des Juifs a été reprise par tous les courants de l’islamisme. Dans son opuscule intitulé Notre combat contre les Juifs, écrit au début des années 1950, Qutb donne un résumé saisissant de sa vision de l’histoire de l’islam, histoire répétitive se réduisant au récit, ponctué de citations de versets du Coran, du perpétuel retour du complot juif contre l’islam, « la seule civilisation », et ses « grands hommes » :

« Notre Communauté est concernée par la tromperie et la conspiration juives : “Ô Gens du Livre, pourquoi mêlez-vous le faux au vrai et cachez-vous sciemment la vérité ?” Ceci est une caractéristique des Gens du Livre, que les musulmans doivent comprendre et dont ils doivent tirer la leçon : la tromperie et la conspiration. Et cette caractéristique qu’Allah – qu’Il soit glorifié – a critiquée dans le comportement des gens du Livre à une époque passée est exactement ce qu’ils ont fait jusqu’à ce jour. Ceci est leur manière d’agir tout au long du cycle de l’Histoire.  Les Juifs ont commencé à agir de cette manière dès le premier instant. […] Puis les chrétiens les ont suivis. Au cours des siècles, les Juifs ont empoisonné l’héritage islamique. […] Les Juifs ont comploté contre l’histoire islamique, ses événements et ses grands hommes, et ils ont cherché à amener la confusion. »

Cet ensemble de thèmes d’accusation et de stéréotypes négatifs s’inscrit aujourd’hui dans une vision du monde structurée par la concurrence des victimes, qui permet d’identifier « le Juif » ou « le sioniste » comme le rival, l’imposteur et l’ennemi. Accusés de monopoliser abusivement le statut de victime et, corrélativement, d’occulter l’existence d’autres groupes formés d’authentiques victimes, les Juifs sont construits comme un peuple-bourreau, nazifié sans vergogne, sur lequel se fixe l’hostilité. Et, par l’effet du biais de confirmation d’hypothèse, le peuple juif est choisi parce qu’il a déjà fait l’objet d’hostilités et d’accusations délirantes dans l’Histoire.

 

 

* Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.


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