Coutumier des couvertures sensationnalistes, le très droitier magazine dirigé par Yves de Kerdrel n’a pas résisté à la tentation d’envelopper son exercice de Soros-bashing dans les langes usés du conspirationnisme.
« Son influence tentaculaire » menacerait notre pays. Ses objectifs ? Fragiliser les Etats, noyer l’Europe sous les flux migratoires, faire chuter l’Occident, déstabiliser le monde. « Artisan du déracinement », George Soros comploterait contre la France. C’est en tous cas ce qu’affirme Valeurs actuelles en couverture de son dernier numéro… ainsi que dans un dossier sobrement intitulé « La machination Soros ».
Avant d’être le nom d’une pieuvre, Soros est le patronyme que s’est choisi la famille de György Schwartz, né en 1930 dans une Hongrie en proie au nationalisme et à l’antisémitisme.
Exilé en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis, George Soros, devenu homme d’affaires, spéculateur et philanthrope, met depuis plus de trente ans une part considérable de sa fortune au service d’une mission : la promotion des droits de l’homme, de la « société ouverte » (d’où le nom d’« Open Society » donné à ses fondations), et la défense des minorités discriminées. A commencer par les Roms (à qui Valeurs actuelles avait consacré un dossier pour lequel il avait été condamné en 2015 pour provocation à la haine) : depuis 1984, le réseau de fondations qu’il a créées – vingt-trois exactement, dont aucune n’est implantée en France, ce que Valeurs actuelles omet de préciser – représente la principale source de financement privée des initiatives de soutien à cette minorité en Europe selon le site Open Society Foundations. Car George Soros ne cache pas ses activités. Il s’en targue même assez volontiers là où la clandestinité est au contraire inhérente à tout véritable complot.
On prête beaucoup à George Soros. A entendre la plupart de ses détracteurs, le milliardaire serait, à lui seul ou presque, derrière la crise des migrants et les révolutions de couleurs qui ont éclos dans les anciens pays du Bloc de l’Est depuis une quinzaine d’années. La rumeur a même tenté de faire de lui un ancien officier SS.
Bête noire des régimes dictatoriaux, Soros est également l’épouvantail commode de toute une myriade de leaders populistes qui, de Budapest à Caracas, voudraient tourner définitivement la page de la démocratie libérale. C’est que ce militant de la « société ouverte », au sens de Karl Popper, a tout pour exciter les fantasmes de ceux – un peu à gauche et beaucoup à droite – qui peinent à exorciser leurs démons complotistes : juif, ancien spéculateur, multi-milliardaire, Américain, déraciné, ce personnage de roman cristallise sur sa personne toutes les passions tristes du Vieux Continent : xénophobie, antiaméricanisme, antisémitisme, haine du libéralisme. D’autant que l’activisme dont il fait preuve, emprunt d’une approche multiculturaliste confinant au communautarisme, ne porte pas sur les sujets les moins clivants : légalisation de la marijuana ou du mariage homosexuel, lutte contre les discriminations racistes – parmi lesquelles l’islamophobie –, défense du droit d’asile, soutien aux migrants, lutte contre la corruption, promotion du droit à l’avortement et du droit de mourir dans la dignité…
Lire, sur Conspiracy Watch : « Le fils du Premier ministre israélien poste (puis efface) une caricature aux relents antisémites »
Le financement philanthropique d’activités de nature politique est un sujet en soi. Toutefois, si tout mécène est un conjuré qui s’ignore, que dire de cet autre milliardaire américain, Robert Mercer, à qui l’on attribue un rôle décisif non seulement dans le Brexit mais aussi dans l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ? Vérification faite, le nom de Robert Mercer n’apparaît pas une seule fois dans le moteur de recherche de Valeurs actuelles.
Avec ses 14 milliards de dollars dépensés depuis 1984, Soros a-t-il joué aux apprentis sorciers ? Peut-être. On peut, en tout état de cause, ne pas partager ses engagements, critiquer sa vision du monde, ses choix politiques et sa manière d’utiliser sa fortune. Mais des mille façons de parler du milliardaire américain, Valeurs actuelles a choisi la plus caricaturale, la plus pataude et, à l’heure où prolifère l’idéologie du complot, la plus irresponsable. Coutumier des couvertures sensationnalistes, le très droitier magazine dirigé par Yves de Kerdrel n’a pas résisté à la tentation d’envelopper son exercice de Soros-bashing dans les langes usés du conspirationnisme. Il faut dire que l’hebdomadaire s’était déjà fait remarquer l’année dernière en prenant fait et cause pour la thèse du complot politico-judiciaro-médiatique dans l’affaire Fillon.
Une récente étude de l’Anti-Defamation League (ADL) sur l’expression de l’antisémitisme en ligne consacre une section entière au recensement des tweets haineux prenant pour cible George Soros. Qualifié de « sioniste américain démoniaque » par le Guide suprême iranien Ali Khamenei – qui l’accuse également d’être derrière la chute de l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad –, Soros est en effet une cible de choix pour les antisémites. C’est une dimension à côté de laquelle aucun journaliste ne peut passer, fût-il armé de la plus lente des connexions internet. Le dossier de Valeurs actuelles n’en dit cependant aucun mot. Pourquoi ?